A une même table longue et polie par les ans, une dizaine de
personnes, jeunes, lisaient des journaux et des livres. Nul ne
parlait. Face à moi, il y avait Albert. A ma droite un
officier de la Wehrmacht. C’était à la bibliothèque
universitaire de Nancy en octobre 1943. Albert et moi-même,
nous portions chacun un revolver bien caché. L’officier aussi.
Bien en vue.
Albert commandait alors l’inter-région FTP de l’est de la
France et je faisais partie de son état-major. La bibliothèque
de Nancy était bien commode et relativement chauffée. Entre
deux rendez-vous, deux missions, elle offrait un abri assez
sûr. Albert, qui s’était appelé Fredo et qui deviendra Fabien,
avait alors vingt-quatre ans. De taille moyenne, la chevelure
châtain et ondulée, je le voyais souvent essuyer une larme
perlant à l’un de ses yeux, le gauche, je crois. Une balle
était passée tout près, laissant une vilaine blessure. Au
ventre, une large cicatrice lui rappelait la guerre d’Espagne,
alors qu’à la tête de sa section, sur le front de l’Ebre, il
avait été grièvement atteint par les balles franquistes.
C’était le 19 mars 1938.
Un résistant anti-fasciste
Depuis, Pierre Georges - car tel était son nom véritable -
dirigeant des Jeunesses communistes, arrêté en 1939 par ceux
qui trahissaient la France, évadé, n’avait cessé de se battre
contre le fascisme, contre les nazis occupant la France à
partir de juin 1940, contre leurs complices de Vichy. Il avait
contribué avec une ardeur sans limite à mettre sur pied la
Résistance dans le Périgord, dans la région de Toulouse, dans
celle de Marseille et en Corse, à Lyon...
Appelé à Paris par la direction clandestine du Parti
communiste, il devient, sous les ordres du colonel Ouzoulias,
l’organisateur des « Bataillons de la Jeunesse ». Il va donner
en personne l’exemple spectaculaire de l’action armée contre
l’ennemi en abattant au métro Barbès un officier allemand,
Alfons Moser, le 21 août 1941. Le même jour, le quotidien « le
Matin » avait publié en première page un communiqué du
Commandement militaire allemand en France : « Pour activité en
faveur de l’ennemi, le juif Samuel Tyszelmann et le nommé Henri
Gautherot, tous deux domiciliés à Paris, ont été condamnés à
mort. Ils avaient participé à une manifestation communiste
dirigée contre les troupes d’occupation allemandes. En
exécution de l’arrêt, ils ont été fusillés. » Tyszelmann et
Gautherot étaient deux camarades de Pierre Georges.
L’exemple de l’action armée
Et la Résistance continue. Elle se développe. Celui qui
deviendra Fabien organise dans le département du Doubs ce qui
sera le premier maquis de France. Blessé, il parvient à
échapper à l’assaut en se jetant dans le Doubs. Il rejoint
Paris, y est arrêté, passe par diverses prisons, dont celle de
Dijon, est finalement interné au fort de Romainville. Sa
femme, Andrée, est incarcérée également. Elle sera déportée à
Ravensbrück. Fabien, lui, dont le père a été fusillé comme
otage au Mont Valérien, parvient à s’évader de Romainville dans
des circonstances acrobatiques.
Au début de 1943, il est de nouveau en Franche-Comté. Vers la
fin de l’année, dans une situation devenue brûlante, toutes les
polices le recherchant, il m’annonce son départ pour le centre
de la France, sans autre précision, bien entendu. Je le
remplace. Arrêté et déporté sans que l’ennemi ne parvienne à
connaître mon rôle, je ne le reverrai plus, sinon sur la photo
de lui qui est affichée dans l’un des bureaux de la
Feldgendarmerie où je serai interrogé.
Fabien prépare une évasion massive des patriotes enfermés à la
prison de Blois, il dirige une école de cadres des FTPF dans
l’Oise, il prépare la bataille du débarquement en Bretagne, il
échappe mille fois à la mort. Et c’est la libération de Paris
où il joue un rôle très important (il est une fois de plus
blessé), notamment lors de la prise du palais du Luxembourg,
l’un des points d’appui principaux de l’ennemi dans la
capitale.
Sans perdre de temps, Fabien met sur pied le « 1er régiment
de Paris » qui va devenir le « Groupe tactique Lorraine » (mais
tout le monde parle de « la colonne Fabien »). Le général
de Lattre de Tassigny va en faire le 151e régiment
d’infanterie. Il a pour Fabien la plus vive admiration, il
souhaiterait qu’on le nomme général.
Et c’est la catastrophe. Dans des circonstances qui n’ont
jamais vraiment été éclaircies, une mine explose à l’état-major
du colonel Fabien, le 27 décembre 1944, vers 21 h 20, à
Habsheim, sur les bords du Rhin que l’armée française
s’apprêtait à franchir. Avec Fabien, meurent le
lieutenant-colonel Dax-Pimpaud, le capitaine Blanco, le
capitaine Lebon, le capitaine Katz, Gilberte Lavaire, qui avait
été l’agent de liaison de Fabien depuis 1943 et assurait son
secrétariat à l’état-major. Il y eut, en outre, neuf
blessés.
Le 3 janvier 1944, le colonel Fabien, le lieutenant-colonel Dax
et le capitaine Lebon, ses plus proches compagnons, étaient
inhumés au Père-Lachaise, après des cérémonies au Val-de-Grâce
et à l’Hôtel de Ville de Paris. Une foule immense assiste à
ces obsèques officielles, de caractère militaire, en présence
des plus hauts représentants de la Résistance et de l’Etat.
Fabien aurait détesté que l’on parle de lui comme d’un héros.
Il le fut cependant. Il reste en tout cas un exemple, à
condition de trouver dans sa vie ce qui en fut l’essentiel.
« Quand le futur a du mal à se frayer son chemin, quand la
résignation est à la mode, leur exemple (celui des jeunes
résistants), peut nous être utile », a écrit le poète Francis
Combes. « Si hier le courage était de prendre les armes,
peut-être est-il aujourd’hui de s’engager, face à la crise et
au déclin national, dans une nouvelle Résistance. Peut-être
est-il de ne pas baisser les bras, de remettre en cause les
idées reçues, de lutter et d’essayer d’inventer notre
avenir. » (1).
(1) In préface au livre de Pierre Durand « Qui a tué Fabien ? »
(Messidor, 1985).
PIERRE DURAND