Comment rendre justice aux vaincus de la guerre civile ?
Soixante-dix
ans après le coup d’Etat militaire du 18 juillet 1936, qui a déclenché
la guerre civile, les plaies des républicains ne se sont toujours pas
refermées. Un haut magistrat livre quelques idées pour y remédier.
Les
blessures des vainqueurs franquistes, qui ont reçu un traitement long
et délicat, devraient avoir cicatrisé. Les vaincus républicains, eux,
ont vécu avec les leurs jusqu’à la mort du dictateur et à la
restitution de sa souveraineté au peuple espagnol. Au début de la
transition démocratique, il a donc fallu refermer les blessures encore
ouvertes des vaincus. Certains prétendent que cette période – qui a
commencé en 1975 avec la mort de Franco et s’est terminée avec
l’adoption de la Constitution en 1978 – a été exemplaire. Mais, à mon
humble avis, les plaies ont été recousues à la va-vite, avec du gros
fil, et, fatalement, elles ont laissé des traces. Les lois d’amnistie
qui ont été adoptées à l’époque regorgent de phrases grandiloquentes et
sont peut-être pleines de bonnes intentions. Mais on n’y trouve pas le
moindre regard vers le passé esquissant ne serait-ce qu’une légère
autocritique sur ce qui s’est passé il y a trente ans. Au Portugal, la
“révolution des œillets” d’avril 1974 a permis aux militaires de
s’acquitter de leur dette historique en redonnant la souveraineté à
leurs concitoyens. Nos militaires se sont approprié cette souveraineté
en 1936 et n’ont rien fait pour la rendre. Encore un point de suture
qui, en Espagne, a été grossièrement fait et qui d’ailleurs a suppuré
le 23 février 1981, lorsque le colonel Tejero a fait irruption au
Parlement pour une tentative de coup d’Etat militaire qui a fait long
feu. En fait, il reste beaucoup de cicatrices à fermer. De plus,
pendant les quarante années de la dictature, les vainqueurs ont pris la
mauvaise habitude de décider seuls de ce qui pouvait ou ne pouvait pas
être soigné. Du coup, ils ont du mal à s’adapter à un débat civilisé et
à reconnaître la nécessité d’une autocritique libératrice. Ils
continuent de penser qu’ils ont le monopole de la vérité et de la
mémoire. Une mémoire toujours sélective : l’idée qui semble s’être
imposée est celle d’une République [la IIe République, proclamée en
1931, contre laquelle est dirigé le coup d’Etat du 18 juillet 1936]
sans ordre ni loi et que les militaires ont presque dû sauver
eux-mêmes. Nous sommes nombreux à ne pas partager cette interprétation.
Non seulement les vaincus n’ont pas le droit à la mémoire, mais, quelle
que soit leur analyse, elle sera toujours entachée du vil désir de
vengeance qui se niche dans leur cœur dur et perverti. “On” a déjà été
bien assez bons de laisser s’installer la démocratie. Quiconque n’est
pas de cet avis met en danger la réconciliation nationale, convoque les
fantômes du passé et affûte les bistouris de nouveaux chirurgiens. Je
voudrais citer certains points qui, me semble-t-il, peuvent être
immédiatement mis en œuvre pour rétablir un certain équilibre des
mémoires.
Des crimes contre l’humanité, donc imprescriptibles
Le
premier consisterait à décider la nullité des conseils de guerre
sommaires et la réhabilitation des victimes et de leurs familles qui
sont passées devant ces juridictions d’exception pour avoir défendu un
régime constitutionnel et démocratique. Il suffirait pour cela de
promulguer un décret d’annulation et non pas de reconnaître les mérites
démocratiques de certains protagonistes importants, comme le fait la
toute dernière loi dite “de mémoire historique”, présentée le 14 avril
au Parlement espagnol après un an et demi de travail. Le second point
serait de se pencher sur les exécutions extrajudiciaires et les
disparitions de personnes. Cette pratique, systématique pendant la
guerre civile, peut être reprochée tant aux rebelles qu’aux
républicains. Mais, pendant le long et douloureux après-guerre, elle a
été le monopole des franquistes. Depuis le procès de Nuremberg, elle
constitue un crime contre l’humanité et est donc imprescriptible au
regard du droit et des traités internationaux. Ces crimes peuvent être
jugés par les tribunaux de n’importe quel pays. C’est même ce principe
– qui est également rétroactif – qui a permis à l’Espagne d’intenter un
procès contre les assassins qui ont sévi pendant la dictature
argentine. Le troisième point concerne la confiscation des biens privés
et publics. Les vainqueurs ont en effet largement usé de
l’expropriation et de la spoliation. Comme on l’a vu récemment, un
simple décret royal, du type de celui qui a restitué en 2005 son
patrimoine historique – un terrain et quelques immeubles en plein
Madrid – au syndicat UGT (Union générale des travailleurs), peut
remédier à cette injustice. Le quatrième et dernier point concerne les
indemnisations en suspens pour d’autres préjudices non inclus dans les
lois d’amnistie. L’Allemagne l’a fait, et nous devons le faire nous
aussi. Le Caudillo se croyait investi par la grâce de Dieu et
n’acceptait d’être responsable que devant Lui et devant l’Histoire. Or
l’Histoire ne s’arrête jamais, et jamais elle ne cessera de juger ses
actes.
José Antonio Martín Pallín*
*Juge honoraire à la cour suprême, l'équivalent espagnol de la Cour de cassation
El País
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