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Matadors en habit rouge
Les toreros antifranquistes formèrent une brigade pour se battre pendant la guerre civile.

Par Jacques DURAND

Ceux qui la composaient, soit 3 700 soldats et 150 officiers, l'appelaient, entre eux, «la brigade des toreros». Ses principaux cadres étaient des toreros. Son hymne chantait que ses membres étaient «des lions». La 96e brigade mixte de l'armée populaire républicaine en lutte contre les troupes franquistes lors de la guerre civile espagnole a été formée à Murcie en juin 1937 à partir des «milices taurines» et du bataillon de Francisco Galán, frère de Fermin Galán, militaire républicain fusillé pour avoir soulevé la garnison de Jaca en 1930. Elle était mixte parce que composée de plusieurs corps : infanterie, cavalerie, artillerie (trois canons).

La brigade des toreros s'est déployée sur le front de Teruel entre juin 1937 et le 1er avril 1939, où elle devra rendre les armes après une dure bagarre. Le 13 juillet 1938 par exemple, dans la zone de Sarrión, un de ses quatre bataillons dirigé par le novillero Juan «Fortuna Chico» Mazquiarán perdra la position et 90 hommes sur 383. Fortuna Chico sera, un temps, destitué. Neveu du grand matador Fortuna, il avait le grade de commandant. Le novillero Manuel Vilches «Parrita» avait celui de capitaine, et le torero Luis Prados Fernández «Litri II» dirigeait toute la brigade. Rien à voir avec la dynastie des Litri de Huelva, dont on sait que le plus connu, Miguel Baez Litri, fut dans les années 50 un franquiste fervent.

Par foi ou par obligation. Sur la brigade des toreros, Javier Pérez Gómez a publié un ouvrage (1) qui n'est ni de la gonflette lyrique autour de la guerre d'Espagne, ni un texte idéologique destiné à affranchir la corrida de cette inepte accusation de franquisme que lui font ceux qui mélangent les faits avec leur phobie. Pérez Gómez est archiviste à la Generalitat de Catalogne, son livre est dédié «aux soldats des deux camps» et son récit, appuyé strictement sur des documents, est publié dans une collection à vocation historique. En outre, son étude ne cache pas que si certains toreros ont combattu par foi républicaine, d'autres l'ont peut-être fait «par obligation».

D'autres toreros que les susnommés ont combattu pour la République, en particulier dans les terribles zones de Somosierra et de Guadarrama. Pour ne citer qu'eux : Luis Mera, José Sánchez «Madriles II», Luis Ruiz «Lagartija», Adolfo Guerra, les matadors Bernardo Casielles, Enrique Torres Herrero, Silvino Zafón «El Niño de la Estrella» ou encore Saturio Torón, «le Lion de Navarre». Lui donnait des coups de tête aux toros. Une grenade l'a tué en 1937 sur le front de Madrid.

A ceux-là s'ajoutent des banderilleros ou picadors anonymes qui ont disparu dans les combats sans laisser de traces de sang dans les archives. Le 12 août 1936 le journal Mundo Gráfico consacrait un article aux toreros, «authentiques idoles populaires, forgés par l'admiration et l'enthousiasme des foules, chair et âme du peuple» et qui luttaient «pour la cause populaire». Luis Prados «Litri II», le chef de la brigade, fils d'un industriel, a d'abord été coiffeur avant de se lancer dans les toros. Les chroniqueurs de l'époque parlent de son «courage effrayant». Parmi ses hauts faits : la mise à mort en pleine rue à Robledo de Chabela d'un toro échappé qui menaçait la foule. Avant la guerre, il est responsable syndical des novilleros au sein de «l'association des matadors de toros et de novillos». A ce titre, il s'était opposé à l'affiliation du syndicat des toreros à l'UGT et à la CNT. Au déclenchement des hostilités, il est volontaire dans les «milices taurines», s'inscrit au Parti communiste, prend du galon pour «acte de courage au front» et finit donc chef de la brigade. Fortuna Chico, Manuel Vilches «Parrita» (rien à voir avec le Parrita imitateur de Manolete à la fin des années 40), Guillermo Martín Bueno, Rafael Barberan, tous novilleros, ont à peu près le même parcours. Ils sont volontaires, s'inscrivent au PCE ­ l'auteur du livre suggère que c'était presque obligatoire ­, gravissent les échelons du commandement à la 96e brigade.

Huit lettres. A ses talents de torero, Parrita, grièvement blessé un jour comme banderillero à Pozoblanco, ajoutait celui de journaliste engagé. En août 1938 il écrivait dans En Marcha : «Le fascisme comprend huit lettres qui sont : 1ere Guerre, 2e Destruction, 3e Vol, 4e Prostitution, 5e Libertinage, 6e Esclavage, 7e Inculture, 8e Egoïsme.» Les toreros et les autres se battront durement dans un corps où faute de godasses, beaucoup marchaient avec des serviettes autour des pieds, et où, en hiver et par - 24 °C, certains mourront de froid sur les hauteurs de Javalambre.

Le 1er avril 1939, la guerre est finie, la République vaincue. La brigade se rend. Les soldats sont faits prisonniers au village de Toro, près de Castellón. La veille, Fortuna Chico, Litri II et les cadres, de peur d'être fusillés, ont fui vers Valencia ou Carthagène. Pour prendre un bateau pour l'Algérie. Les franquistes les arrêtent avant. Litri II et Fortuna Chico sont jugés et condamnés à trente ans de prison, commués en vingt ans. Des toreros «de l'autre bord» comme Marcial Lalanda ou Manuel Bienvenida ont témoigné en faveur de Litri II, empêchant qu'on le fusille. Litri II et Fortuna Chico sont remis en liberté surveillée en 1943. Litri II revient aux toros comme subalterne de Conchita Cintrón, de Bienvenida et de Pablito Lalanda, cousin de Marcial, ce qui ne manque pas d'étonner : douze membres de la famille Lalanda avaient été assassinés par des «rouges» dans l'été 1936.

Dénoncé par un confrère. Par la suite, Litri II exploitera deux bars à Madrid avant de mourir en 1959. A sa sortie de prison, Fortuna Chico se fait banderillero de Victoriano Valencia puis est ouvrier dans le bâtiment. Il est mort en 1997. Manuel Vilches «Parrita» passe à travers la répression. A la fin de la guerre, il a disparu. Il est condamné par contumace mais en 1941, il vit anonymement à Algeciras. Le banderillero Luis Mera, sergent, reprend les banderilles après la victoire de Franco, mais, juste avant une corrida à Madrid, il est dénoncé comme «rouge». Prison. La guerre par contre a relancé la carrière du Valencien Enrique Torres. Après l'alternative en 1927, une blessure à Barcelone lui fait, en 1935, abandonner les toros. Au moment du soulèvement, il s'engage dans les milices de la République et en profite pour reprendre une alternative en 1936 à Valencia, dans la zone républicaine. Trois ans plus tard, il filera toréer en Amérique du Sud. En 1949 à Caracas, il recevra un coup de corne dans le foie.

La destinée la plus absurde est celle de Silvino Zafón «El Niño de la Estrella», du nom de son village. Mitron, il devient vite novillero à succès, avec même une marque d'anis à son nom. Il se fait matador à Barcelone en 1937. Engagé dans la brigade, il devient commissaire de guerre. La défaite consommée, il reprend en 1939 à Barcelone une carrière de novillero puisqu'on ne lui reconnaît pas son alternative prise en zone républicaine. On l'arrête en 1945. Il est soupçonné de collaborer avec des antifranquistes à Castellon ou à Teruel. On le relâche. Il torée un peu en Espagne puis émigre en France où il se produit parfois. En 1963, lui qui a affronté la mitraille franquiste et celle des toros, se tue en mobylette près d'Orange. Il est enterré à Arles, «où l'ombre est rouge sous les roses».

(1) La Brigada de los Toreros, de Javier Pérez Gómez. Almena Ediciones. 191 pp., 16 €.

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